Une découverte qui va créer des remous

Une recherche menée par des chercheurs de l’UQAR-ISMER a permis d’établir que l’estuaire profond est dix fois moins turbulent que ce que croyait la communauté océanographique. Publiée dans le Journal of Geophysical Research, cette étude apporte un son de cloche différent à la compréhension de la distribution profonde de l’oxygène dissous – un élément essentiel à la vie marine.

Cette étude du professeur Daniel Bourgault et du candidat au doctorat en océanographie Frédéric Cyr, du chercheur de l’Institut Maurice Lamontagne (IML) et professeur associé à l’ISMER Peter Galbraith et du professeur Émilien Pelletier, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écotoxicologie moléculaire en milieux côtiers, bouleverse la compréhension que les scientifiques avaient du rôle de l’écosystème sur la distribution de l’oxygène dissous et démontre que les eaux profondes du Saint-Laurent sont dix fois plus stagnantes que ce que de récentes études l’ont présumé.

« Pour comprendre l’impact de cette découverte, il faut savoir que la température et la salinité de l’eau du Saint-Laurent n’est pas uniforme sur la profondeur », explique le professeur Bourgault. À 300 mètres de profondeur, l’eau est environ 5 degrés plus chaude et 10 % plus salée que l’eau à 100 m de profondeur. « Si on isolait le Saint-Laurent tout en maintenant son faible niveau de turbulence tel que nous l’avons mesuré, cela prendrait environ 30 ans pour homogénéiser la température et la salinité des couches profondes. En comparaison, si la turbulence était dix fois supérieur telle que présumée dans des études antérieures, cela ne prendrait que 3 ans pour effectuer le même mélange. »

Il est important d’avoir une bonne compréhension de la turbulence océanique afin de pouvoir simuler de façon réaliste le climat de nos mers intérieures, poursuit le professeur Bourgault. « En simulant le climat du Saint-Laurent avec des constantes de turbulence dix fois supérieures aux observations, on se retrouverait – par brassage turbulent – à simuler un apport d’eau chaude des profondeurs vers la surface beaucoup plus rapidement qu’en réalité. Cela aurait un impact sur les propriétés des masses d’eau, sur la formation de la glace, sur les échanges de chaleur avec l’atmosphère et sur l’écosystème de façon générale. Bref, cela fausserait notre interprétation et notre capacité à prévoir le climat. »

Mais il n’y a pas que la distribution de la température et de la salinité qui est affectée par la turbulence océanique. Les profondeurs de l’estuaire du Saint-Laurent sont pauvres en oxygène dissous – un élément essentiel à la vie marine. D’ailleurs, tout près du fond, les concentrations atteignent des valeurs hypoxiques – soit des valeurs en dessous d’un seuil jugé critique pour l’écosystème. L’étude des chercheurs a permis d’établir que contrairement à ce que la communauté océanographique le croyait, la faune benthique – les organismes et les bactéries vivant dans le fond marin et dans les sédiments – n’est pas la principale source de consommation de l’oxygène. Elle ne serait donc pas principalement responsable de la faible teneur d’oxygène dissous observée dans le Saint-Laurent profond.

« Nous avons revisité les études antérieures à la lumières des nouvelles observations de turbulence. Nous avons démontré à l’aide d’un modèle mathématique que cette conception est incompatible avec la physique du système. Étant donné le faible niveau de turbulence nouvellement mesuré, cela prendrait environ 30 ans pour qu’un signal d’appauvrissement en oxygène dissous en provenance du sédiment puisse se faire ressentir sur une épaisseur de 100 m au-dessus du fond, c’est-à-dire l’épaisseur de la couche pauvre en oxygène », précise le professeur Bourgault. « Or, cette durée est beaucoup plus longue que le temps que prennent les couches profondes à se renouveler par l’apport des eaux d’origine Atlantique qui entrent continuellement par le détroit de Cabot. »

L’étude des chercheurs membres du regroupement Québec-Océan émet donc l’hypothèse que l’oxygène dans le Saint-Laurent profond est consommé principalement le long de la colonne d’eau plutôt que sur le fond marin, comme cela se voit dans d’autres systèmes océaniques. « Ce modèle est compatible avec les eaux stagnantes du Saint-Laurent profond », note Daniel Bourgault. « Basée essentiellement sur des arguments relevant de la physique et des mesures de turbulence, cette nouvelle hypothèse ouvre la porte à de nouvelles études multidisciplinaires car les mécanismes biogéochimiques responsables de cette présumée consommation pélagique restent à identifier et à étudier. »

Les océanographes de l’UQAR-ISMER et de l’IML ont effectué une cinquantaine de sorties en mer, de 2009 à 2011, pour accumuler environ un milliard de mesures pour réaliser leur étude. La turbulence est classée comme l’un des dix plus grands problèmes à résoudre en physique. Cela est d’autant plus vrai en océanographie physique. « Nous n’avons encore que très peu de capacité théorique à prédire la turbulence dans les milieux profonds. De plus, il est difficile d’obtenir des observations in situ et fiables de la turbulence en milieux océaniques. La difficulté d’observation relève, d’une part, du fait que pour quantifier la turbulence, il faut obtenir des mesures de courant à très petites échelles spatiales – au centimètre près – afin de mesurer les caractéristiques des plus petits tourbillons. D’autre part, la turbulence est un phénomène intermittent et hétérogène. Il faut donc une quantité phénoménale de mesures pour obtenir une description statistique représentative de son effet », mentionne le professeur Bourgault.

Bien que la turbulence au fond du Saint-Laurent soit faible, elle n’est pas nulle. La cause de cette turbulence est encore incertaine, conclut Daniel Bourgault. «L’hypothèse qui court parmi la communauté internationale, c’est que la turbulence dans les milieux profonds serait causée par des phénomènes exotiques tel le déferlement d’ondes internes, sorte de vagues qui se propagent sous l’eau et qui peuvent déferler un peu comme le font les vagues à la surface de l’océan. » L’équipe n’a donc pas terminé de passer du temps en mer pour récolter de nouveaux milliards données afin de tenter d’élucider les mystères du Saint-Laurent profond!

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