Les banquiers sont appelés à prendre des décisions en fonction d’une multitude de paramètres financiers et d’affaires qui ont connu leur lot de bouleversements ces dernières années. Le professeur en sciences comptables Bruce Lagrange a consacré sa thèse de doctorat à l’impact de l’intelligence émotionnelle des banquiers sur leurs jugements et décisions.

C’est lorsqu’il était lui-même directeur de comptes, puis directeur du crédit chez Desjardins, que le professeur Lagrange s’est intéressé au processus décisionnel des banquiers, que l’on appelle, dans le milieu, des directeurs de comptes (DC). « Ce questionnement a pris naissance à la suite de mes observations d’une certaine hétérogénéité dans les traitements et les décisions rendues pour des demandes de financement plutôt équivalentes. Mes premiers contacts avec la littérature ont permis de répondre en partie à ce questionnement en révélant que l’approbation d’un prêt n’exige pas seulement l’application de techniques, mais est influencée par des facteurs subjectifs qui font appel au jugement. »  L’augmentation de l’incertitude et de l’instabilité des environnements financiers, combinée à un changement de normes comptables sans précédent au Canada, ainsi que l’évolution des pratiques et normes de crédit institutionnelles ont augmenté la complexité de ce processus.

Intitulée « L’effet modérateur de l’intelligence émotionnelle dans la relation entre le niveau de divulgation de l’information comptable relative aux provisions dans le contexte IFRS [normes internationales d’information financière] et les jugements et décisions des directeurs de comptes », la thèse de doctorat du professeur Lagrange innove par son approche qui intègre l’intelligence émotionnelle (I.E.) aux modèles traditionnels de décision pour comprendre comment les DC traitent l’information. Dans sa recherche, le professeur Lagrange définit l’I.E. comme la capacité à identifier, comprendre, gérer et utiliser ses émotions et celles des autres.

L’image populaire du banquier froid et obnubilé par les chiffres est loin de la réalité, constate le professeur de sciences comptables de l’UQAR. « Malgré ce que nous enseigne la théorie économique classique, plusieurs études en psychologie et en sciences cognitives indiquent que les décisions de nature financière ne sont pas parfaitement rationnelles et peuvent être influencées par des biais décisionnels d’ordre psychologique, expliquant une partie du fonctionnement de l’intelligence. »

Lors de l’analyse d’une demande de financement, l’information peut être difficile à acquérir. Les banquiers sont alors confrontés à un contexte qui comporte sa part d’incertitude et leur anxiété peut être importante. « Les DC dotés d’un niveau plus élevé d’I.E. devraient être en meilleure position pour réaliser leur tâche en ayant de meilleures aptitudes quant à la perception, l’évaluation, l’intégration et la compréhension du plus grand nombre de signaux pertinents », estime le professeur Lagrange.  

Sur les 360 DC sollicités provenant de toutes les régions du Québec, près de la moitié ont participé à cette recherche. Les professeures en psychologie Estelle Morin, de HEC Montréal, et Moïra Mikolajczak, de l’Université catholique de Louvain (UCL), ont apporté leur soutien au volet psychologique du doctorat du professeur Lagrange, qu’il a réalisé à l’UQAM.

Après avoir reçu une demande de financement fictive, les DC devaient évaluer le risque et la tendance de l’entreprise avant d’accepter ou non le prêt demandé et d’établir le taux d’intérêt exigé. Les participants recevaient les états financiers basés sur l’une des trois normes comptables proposées par le Manuel de CPA Canada relative aux provisions.

À la lumière des résultats obtenus, le professeur Lagrange constate dans un premier temps que le fait de comptabiliser l’information selon l’une ou l’autre des trois normes influence les jugements et les décisions des DC. Les résultats démontrent par ailleurs que l’I.E. des DC n’influence pas leur perception du risque ni de la tendance de l’entreprise. Les résultats indiquent également que leur I.E. ne contribue pas à expliquer les décisions d’octroi de prêt ni celle relative au taux d’intérêt. 

Ainsi, la recherche n’a pas démontré que l’I.E. des DC a un impact sur leur processus décisionnel. « Cela peut être une bonne nouvelle pour les institutions financières, indiquant que leur encadrement est suffisamment clair et précis afin de minimiser les différences individuelles des DC », précise le professeur Lagrange.

Cette recherche a permis le développement d’un nouveau modèle théorique permettant d’étudier le rôle de variables individuelles, comme certains traits de personnalité – dont l’intelligence émotionnelle –, dans le processus décisionnel. Le professeur Lagrange mène d’ailleurs des travaux complémentaires basés sur ce modèle et constate que l’I.E. a un impact sur des jugements intermédiaires émis en amont de ce processus qui ne sont pas spécifiquement encadrés par les pratiques institutionnelles.